Mythes et réalités du journalisme numérique
Data journalism, format live, fact checking… On ne compte plus les innovations qui viennent modifier la pratique du journalisme traditionnel. L’entrée dans l’ère du numérique est porteuse d’importants espoirs pour la profession. Dans son livre dédié au journalisme numérique, Alice Antheaume, professeur à l’École de journalisme de l’IEP de Paris présente sur un mode enthousiaste la transformation radicale du métier. Du coup, elle omet de signaler les sérieuses aggravations que cette nouvelle forme de travail fait peser sur le métier et notamment le renforcement d’un journalisme assis, sans cesse plus intense dans ses rythmes de travail et de plus en plus précarisé. Retour sur les ambivalences de ce nouveau journalisme.
Aujourd’hui la plupart des scoops sortiront sur des sites internet. En 2011, c’est un étudiant, Jonathan Pinet, qui twitte sur l’arrestation de DSK.
Le passage à un journalisme numérique modifie en effet profondément le métier en ce qu’il place le journaliste dans une situation de bouclage permanent. Si avant on avait un caractère assez figé du journal avec une date de rendu précise, le numérique exacerbe le côté « temps réel » de l’information. Renforcement encore plus accru par le fort équipement en smartphones, puisque 46% des Français en disposent actuellement.
On a vu se développer dès les années 2000 les pure players sur internet : Agoravox en 2005, Rue 89, Mediapart en 2007, la version française de Slate, et le Huffington Post en janvier. En Angleterrre, on constate un retournement complet de la politique de certains journaux à l’image du Guardian qui a conservé une petite équipe de journalistes papiers et intensifient les efforts sur Internet (avec le « digital first »).
Mythologies du journalisme numérique
Ce changement est aussi bien porteur de nouveaux espoirs que de mythologies. Le livre de Antheaume[1] fait figure de plaidoyer pour cette nouvelle forme de journalisme. Il entretient l’idée – pour partie mythologique – d’une réduction de l’écart résidant entre le journaliste et son public. Si avant, le journaliste n’avait cure de ce que ces lecteurs pensaient de son travail, en ligne il accède à « la perception immédiate et permanente de ce qu’il produit » avance l’auteure. Symbole de ces évolutions, le prix Pulitzer a créée une nouvelle catégorie, le « breaking news » pour venir récompenser ceux qui rendent compte « aussi vite que possible des évènements qui se passent en temps réel et au fur et à mesure ».
Du coup, on voit resurgir le célèbre mythe du journalisme d’investigation ou d’enquête sous les traits du fact checking. Comme l’explique Alice Antheaume : « l’analyse en quasi temps réel des arguments des personnalités politiques fait dorénavant partie du travail journalistique » (p. 94). Les journalistes récupèrent ainsi des moyens de contester l’autorité des hommes politiques par leurs circuits de vérification rapide des sources et de l’information.
Autre promesse attendue par l’auteure : le recours accru au partage dans les rédactions. Des liens de plus en plus poussés se tissent entre les informaticiens et développeurs qui « codent » et les journalistes online. De plus en plus, certaines formations à l’image de celle de Sciences Po Paris initient leurs journalistes aux rudiments du codage et de divers langages (en premier lieu, le html). Depuis 2011, un journal comme The Guardian a plus de développeurs que de journalistes.
Le journalisme numérique : un lumpen journalisme
Ces formes de journalisme ont suscité au départ la défiance des autres journalistes. D’abord traités de « pakistanais du web » ou de journalistes low cost[2], les journalistes online ont pu progressivement retourner le stigmate dont ils étaient victimes.
Du coup, on assiste à un renforcement des contraintes sur les journalistes et à l’explosion d’un journalisme assis (de desk) au détriment de l’activité de reporter.
Le marché reste petit et limité sur le plan des financements. Le Nouvel Obs rachete ainsi Rue 89 en 2011, et le Huffington Post est de son côté racheté en 2011 par AOL.
Yannick Destienne, chercheur en sciences de l’information et de la communication, a bien décrit comment le Net a contribué à prolétariser toute une nouvelle génération de jeunes aspirants-journalistes. Il en parle comme d’un « lumpen journalisme » par analogie avec le lumpen prolétariat (le « prolétariat en haillons » dont parlait Karl Marx).
Le journaliste en ligne, officiant dans une petite équipe sans moyen devient « un journaliste dominé », vissé à son siège, qui n’a jamais la possibilité d’aller sur le terrain. La plupart de ses informations sont des informations de seconde main qu’ils retrie. A tel point que jusqu’à l’invention du data journalism et du fact cheking, les webjournalistes se confondaient avec de simples repreneurs de dépêches d’agence. Pour eux, cette forme de journalisme constitue davantage un « sas d’entrée » dans le métier et si possible vers des rédactions plus traditionnelles.
A terme, cette course aux économies dans les rédactions font courir le risque d’une robotisation complète de l’activité. Comme le rappelle Aline Antheaume, des logiciel narrative science sont déjà capables de produire des contenus et des articles sans recours à l’humain. Une start-up de chicago a d’ailleurs mis en place un algorithme qui compile des données pour les transformer en article. Ce type de robot existe pour le sport, des programmes sont encore en cours d’essai pour le traitement de l’économie et de la politique…
[2] La formule est de Xavier Ternisien, journaliste au Monde. Ternisien Xavier, Les forçats de l’info, Le Monde, 25/05/2009. http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2009/05/25/les-forcats-de-l-info_1197692_3236.html
Crédit photo : Beth Rankin