La fin d’un Monde ? Impressions sur le docu d’Yves Jeuland

La fin d’un Monde ? Impressions sur le docu d’Yves Jeuland

Le Monde est une institution, mais on sait peu de choses sur lui. Le principal mérite du documentaire d’Yves Jeuland, Les gens du Monde, est de nous proposer une plongée au cœur de la rédaction parisienne. Pour un étudiant préparant une école de journalisme, ce documentaire est à ne pas manquer tant il reflète les changements et les conflits au sein du métier.

Le populisme de Mélenchon vaut-il celui de Le Pen ?

Ils s’écharpent sur un titre de une pour savoir si le populisme de Jean-Luc Mélenchon vaut bien celui de Marine Le Pen. Didier Pourquery, directeur adjoint des rédactions, plaide pour l’équivalence et veut publier l’article avec le titre le plus racoleur – ce qui provoque bien des contestations au sein des journalistes. Mais comme souvent dans ce type de conflits, le grade le plus élevé est celui qui finit par l’emporter. Un journal est une collectivité et le produit fini résulte de bien des tractations. Ici, le documentariste met en images un processus bien connu des sociologues ayant réalisé des observations dans les rédactions où les services s’affrontent entre eux pour décrocher la une.

Mais il y existe d’autres formes de divisions au sein du Monde, notamment la querelle entre les anciens et les modernes. On y voit toute la difficulté des journalistes les plus anciens et anciennes à intégrer des logiques nouvelles de traitement de l’information et le journalisme numérique. Ariane Chemin, journaliste politique depuis de nombreuses années, semble bien désemparée à la simple idée de tweeter. Il n’en va pas de même pour les journalistes les plus jeunes guidés par Nabil Wakim ou Thomas Wieder qui, eux, s’accommodent très bien de ces nouvelles technologies. On assiste ainsi à un renversement des valeurs au sein du journal, le site (lemonde.fr) ayant largement détrôné le papier en termes d’audience.

Soutenir Hollande ?

Les divisions sont également politiques. Si on décrit souvent Le Monde comme un journal de centre gauche, on découvre en son sein une personnalité de droite. Celle-ci fait un peu figure de derniers des Mohicans. Arnaud Leparmentier apparaît comme le dernier vestige d’une époque où les recrutements étaient moins normés par les écoles de journalisme et où selon lui il existait plus de diversité sociale et intellectuelle. Plus généralement, on y assiste à des débats de fond sur la posture à adopter lors de la dernière campagne électorale pour les présidentielles. Fallait-il soutenir alors François Hollande ouvertement ? L’ensemble des journalistes débattent de cette question et optent finalement pour une neutralité affichée. Si ces débats peuvent apparaître au spectateur comme un peu surréalistes, en ce sens qu’ils restent avant tout de l’ordre de la pose, les journalistes eux y croient et aiment à se reposer régulièrement cette question de leur engagement/non engagement en tant que collectif.

In fine, ce documentaire a le défaut de ses qualités. Ayant opté pour une posture quasi ethnographique, le documentariste pose sa camera et ne nous impose pas spécialement son regard sur le journal. En même temps, ne sont jamais abordées les diverses critiques et crises traversées par ce journal, pas plus que la question de leurs éventuels effets sur les pratiques journalistiques. Aucun journaliste ne mentionne les critiques cinglantes du livre de Péan et de Cohen[1] attribuant la perte du magistère du journal à la prise de pouvoir en son sein du triangle Colombani-Plenel-Minc et l’imposition d’une ligne éditoriale libérale, droits de l’hommiste et européiste. Ce documentaire ne fait donc pas d’histoire. Il documente simplement ce qui est et la façon dont le journal se construit. Il filme cette rédaction menée par Érik Izraelewicz (aujourd’hui décédé et à qui est dédié le documentaire) en la laissant elle-même se raconter au travers de certaines figures castées sur le volet. En résumé, c’est presque à la fin d’une institution que l’on assiste, face à l’avènement des nouveaux médias. Et c’est en même temps au baroud d’honneur de ce journal qui ne souhaite pas mourir que l’on pourra réfléchir en visionnant ce documentaire.

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[1] Pierre Péan et Philippe Cohen, La face cachée du Monde, Paris, Mille et une nuits 2003.

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